> Éditorial  Jean Garrigues
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« L’imagination populaire simplifie les conditions du monde réel ; elle suppose que pour faire son bonheur, il suffit d’un homme de bonne volonté », écrivait Maurice Barrès dans L’Appel au Soldat.
C’est une histoire vieille comme le monde, qui s’enracine dans la conception providentialiste de l’histoire, née des récits bibliques, ou dans les cinquante Vies parallèles racontées au premier siècle de notre ère par le grec Plutarque, devenues les Vies des hommes illustres dans la première traduction française de Jacques Amyot, au milieu du XVIe siècle. La fonction du sauveur est d’assumer les malheurs et la souffrance de son peuple, comme l’a fait Moïse, et de la guider vers la terre promise et vers le bonheur. C’est ainsi que de Bonaparte jusqu’à de Gaulle, à chaque fois qu’elle a été confrontée à une situation de crise, aux guerres comme aux « fièvres hexagonales » décrites par Michel Winock, la République a eu la tentation d’un homme providentiel, d’un héros capable de trancher le nœud gordien de nos malheurs et de nos incertitudes.
Dans un essai pionnier, Raoul Girardet a recensé cette fascination pour le « sauveur » parmi les « mythes et mythologies politiques » qui ont imprégné notre histoire contemporaine. Elle se nourrit de l’émotion, de l’irrationnel et du rêve, aux antipodes de la tradition positive et raisonnée que nous ont léguée Descartes, Voltaire et la Révolution française. Le sauveur à la française marquerait donc le retour du refoulé monarchique, de la légitimité incarnée en un seul, telle que l’avait brutalement effacée la Révolution française.
Mais on peut aussi se tourner vers l’étranger pour comprendre l’émergence de ce phénomène de fascination collective, apparemment si contraire au tempérament et à la culture politique française. Référons-nous à la pensée hégélienne, qui distingue « les individus historiques »,  « ceux qui ont voulu et accompli non une chose imaginée et présumée, mais une chose juste et nécessaire et qui ont compris, parce qu’ils en ont reçu intérieurement la révélation, ce qui est nécessaire et ce qui appartient réellement aux possibilités du temps. » Étudiant la société allemande du début du XXe siècle, Max Weber décrit la figure du « prophète », qui surgit dans les situations extraordinaires, quand « l’abandon », la « révélation » et la « vénération du héros » naissent « ou bien de l’enthousiasme, ou bien de la nécessité ou de l’espoir ».
L’exemple des dictateurs totalitaires, Hitler, Mussolini, Staline, nous rappelle que la fascination pour l’homme providentiel n’est pas réservée à la France contemporaine. De George Washington à Barack Obama, la grande démocratie américaine n’a pas échappé à la tentation du sauveur-miracle, de même que l’Angleterre avec Churchill. On peut même considérer que l’histoire du monde au XXe siècle a été faite par une cohorte d’hommes « providentiels », issus des guerres civiles, des guerres mondiales ou des mouvements de décolonisation, tels Mao en Chine, Franco en Espagne, Salazar au Portugal, Ceaucescu en Roumanie, Castro à Cuba, Peron en Argentine, Bourguiba en Tunisie, Senghor au Sénégal ou Soekarno aux Philippines.
C’est pourquoi ce numéro de Parlement(s) adopte une perspective internationale pour aborder ce phénomène par ailleurs si franco-français. De Jeanne d’Arc, référent majeur de notre messianisme politique, à Barack Obama, figure de l’homme providentiel planétaire, en passant par Boulanger, de Gaulle, Gaston Defferre, Mussolini, Hitler et Boris Eltsine, notre inventaire est suffisamment contrasté pour qu’apparaissent la diversité et la complexité d’un mythe universel.