Dans
la première moitié du XVIe siècle,
la ville d’Orléans se dote d’une nouvelle bannière destinée à rendre
grâce pour
la libération de la ville face aux Anglais en 1429 (finalité illustrée
par les
cartouches présents) et à être portée au cours des processions du 8 mai
qui
célèbrent cet épisode fondateur de l’histoire orléanaise[1].
Cette bannière
offre une vision de la ville, prise du sud, qui couvre un espace urbain
enfermé
dans ses murs et dominé par les grandes églises de la ville dont d’est
en ouest
Saint-Aignan, Saint-Euverte, la cathédrale Sainte-Croix, ou encore
Saint-Paul.
Au
premier plan, séparés mais complémentaires,
le corps de ville à droite et le clergé à gauche, tant séculier que
régulier[2].
Pouvoirs laïc et ecclésiastique sont unis dans la prière pour la
défense de la
ville et le remerciement. Dès lors, cette bannière atteste une
participation du
clergé à la vie municipale. Étant destinée à mener la procession, elle
place le
cortège sous le double patronage de la municipalité et du clergé, dans
une
volonté d’unanimisme face au danger commun.
L’avers
de ce tableau confirme ces leçons.
Il représente la Vierge assise portant l’Enfant Jésus avec de part et
d’autre
le duc d’Orléans et Jeanne d’Arc agenouillés au premier plan et, au
registre
supérieur, saint Aignan et saint Euverte, les deux patrons de la ville[3].
Dimensions politique et religieuse sont donc étroitement associées dans
cette
représentation, ce qui renforce la prière commune des ecclésiastiques
et
échevins. Cette image hiératique des deux pouvoirs unis et liés a été
reprise
maintes fois, que ce soit pour appuyer l’alliance du trône et de
l’autel ou,
plus localement, pour affirmer l’unité urbaine.
Ceci
nous introduit à un premier rapport
entre clergé et politique. Le clergé est un acteur politique, certes
collectif
au titre de l’ordre, mais également individuel. Nous avons choisi ici
la
lecture par le bas ou par l’exemple, qu’il soit local ou individuel et
non
l’angle de la synthèse ou de la vision d’ordre[4].
Les cardinaux ministres du XVIIe siècle ou la période des
guerres de Religion
en sont des images bien connues[5].
La contribution de Benoist Pierre sur le cardinal de Lorraine permet de
souligner ce fait, mais surtout de le relire et de faire ressortir très
précisément l’influence et les limites de l’action du cardinal.
Nous
retrouvons cette dimension à l’échelle
locale, qu’elle soit provinciale ou municipale. Le présent numéro le
montre
dans le cadre du Béarn, royaume où le rôle politique du clergé évolue
suivant
les décisions confessionnelles des souverains (Véronique Castagnet). La
nomination des évêques par le prince et le choix des conseillers en
sont les
éléments les plus éclatants. La situation du Béarn offre un autre axe
de
lecture, celui des relations avec les institutions françaises et
notamment
l’assemblée du clergé. Le lien avec le pouvoir est plus pérenne à
Cambrai, où
le chapitre de Notre-Dame est un vivier de serviteurs pour les
archiducs,
dominés par quelques grandes figures, comme celle de Granvelle, qui
témoignent
d’un lien beaucoup plus profond (Gilles Deregnaucourt et Christophe
Leduc).
L’exemple d’Orléans illustre une autre dimension, celle des rapports
entre
pouvoir municipal et clergé, faits d’entente et de tensions qui se
succèdent au
gré des thèmes abordés (Gaël Rideau). Se dessine ainsi la tentative de
la part
de la municipalité d’une nette définition des frontières entre domaines
temporel et spirituel, encore abondamment mêlés dans la pratique. La
situation
de la Loire moyenne au XIXe siècle complète cette approche.
Les tensions
sont vives et se teintent alors de couleurs politiques qui évoluent au
gré de
la succession des régimes (Pierre Allorant). De ce fait, le clergé est
non
seulement un acteur du jeu politique, mais aussi un sujet politique.
Sa
place même fait débat et suscite
l’élaboration de discours contradictoires qui justifient sa
participation, son
exclusion ou qui tentent de donner un fondement religieux à l’action
politique.
La justification catholique du tyrannicide en est un exemple
fondamental, où le
politique est mis au service du religieux, contrepartie du devoir sacré
pour le
souverain d’assurer le salut de ses sujets (Monique Cottret). La
Révolution
française est un moment privilégié que permet d’aborder l’étude de
Caroline
Chopelin-Blanc sur les évêques-députés[6].
En effet, se posent alors les décisives questions de l’unité de
comportement de
ces députés et de la concurrence entre leurs identités de prélat et de
législateur. La diversité qui apparaît souligne la nécessité de ne pas
considérer a priori l’action politique du clergé, mais d’en promouvoir
une
approche différenciée. De même, tous ces exemples attestent le fait
qu’il ne
faut pas limiter l’intervention politique du clergé aux thèmes
étroitement
religieux.
Se
pose alors une nouvelle question, celle
du discours clérical lui-même, de ses thèmes et de ses argumentaires.
Le
dossier constitué ici ne permet pas d’épuiser ce sujet mais apporte de
nets
éclairages. En s’intéressant au bas-clergé au cours des élections de la
IIIe République,
la contribution d’Yves Déloye permet de mesurer précisément les
ressorts et
relais du discours que portent ces curés en termes politiques et de
souligner
les liens étroits qu’entretiennent pastorale et discours politique
clérical[7].
Ce dernier s’insère, en effet, dans une vision religieuse sous-jacente
et
repose souvent sur des fondements spirituels, voire doctrinaux. La
défense d’une
monarchie ecclésiale par le cardinal de Lorraine ou la vision de la
gestion de
l’Hôtel-Dieu à Orléans le soulignent à deux niveaux très différents. Il
en est
de même pour le tyrannicide qui voit s’affronter deux régimes
d’autorité autour
du serment, comme l’illustre la polémique entre Jacques Ier et
Bellarmin.
Cependant,
cela ne signifie pas une
immobilité du discours politique clérical, bien au contraire. Il
change,
s’adapte aux réalités et se recompose en fonction du contexte politique
et de
la place sociale du clergé. Là encore, le tyrannicide le souligne. Il
en est de
même pour le recours à la science électorale chez l’abbé Marcault qui
fait
siennes les avancées de la propagande électorale.
De
ce fait, le clergé prend toute sa place
dans la dynamique de politisation, à la fois par l’acquisition et la
diffusion
de savoirs et savoir-faire dans le domaine politique que par la
construction
progressive d’un discours autonome. L’article de Laurent Bourquin le
montre
très précisément au sujet de Claude Haton. La vision du curé champenois
témoigne « d’un apprentissage du politique » qui lui
permet d’en
mieux percevoir les enjeux et de le distinguer implicitement de la
sphère
proprement religieuse. La réflexion sur la fiscalité s’avère ici un
vecteur
essentiel.
Le
XVIIIe siècle développe cette
dynamique au cours de la contestation des curés, notamment à l’égard
des
bureaux diocésains et de leur composition[8].
À cette occasion, ils élaborent un discours et des pratiques qui
témoignent
d’une réelle politisation.
Or,
dans le cadre clérical, celle-ci
débouche sur une autre problématique, celle de la distinction du
profane et du
sacré, du temporel et du spirituel. S’affirment, en effet, deux espaces
aux
référentiels très différents, voire contradictoires, ce que
synthétisent les
curés d’Orléans en 1789 qui affirment que « dans la discussion
d’un
intérêt purement temporel, tout prêtre est citoyen, tout citoyen est
homme et
tout homme doit préférer la raison à l’autorité »[9].
Réfléchir au
rapport entre clergé et politique revient à interroger également cette
frontière, ses modalités et ses limites et donc à ouvrir sur la
sécularisation.
Ce
dossier permet d’en aborder trois
aspects. Le processus de sécularisation entraîne d’abord un recul des
ecclésiastiques dans les sphères de pouvoir et une promotion des laïcs.
Le
chapitre de Notre-Dame de Cambrai n’offre ainsi plus de serviteurs aux
archiducs ou aux rois de France au XVIIIe siècle. Le rôle
naturel de
conseiller sort des attributions du chapitre métropolitain. Il en est
de même
pour le cardinal de Lorraine et plus largement pour les prélats après
la
Saint-Barthélemy, face aux Politiques, partisans d’un règlement sur un
autre
plan, hors de la sphère religieuse[10].
Le Béarn en offre
une illustration particulière.
La
sécularisation, en effet, entraîne un
changement de statut du clergé et de la religion qui sont alors objets
de
débats et non plus éléments à part[11].
La succession des
régimes du XIXe siècle l’illustre pour la Loire moyenne, à
l’occasion des
conflits entre préfets et municipalités, autour des processions par
exemple.
Ils mettent en jeu des convictions personnelles, mais aussi des
positions
institutionnelles et la question essentielle de la place de la
religion.
L’intervention même du clergé dans la sphère politique contribue
fortement à
cette relativisation et à la mise en discussion de la religion[12].
Celle-ci devient l’enjeu de débats politiques et sociaux.
Dès
lors, et c’est la troisième voie
d’approche, apparaissent des tentatives pour définir les domaines
respectifs
des pouvoirs laïc et ecclésiastique. De part et d’autre de cette
frontière
s’affirment des discours de défense ou d’empiètement dont rendent
compte les
débats révolutionnaires auxquels participent les évêques-députés.
L’action de
l’abbé Marcault en fournit une autre illustration par la justification
pratique
de l’invasion du champ politique par le clergé, preuve de la
portée
insuffisante du seul discours pastoral dans ce domaine. Les tensions
relatives
à la charité et à l’enseignement à Orléans visent également, à un
niveau plus
local, à cette définition nette des compétences que nous retrouvons
également
au niveau des paroisses[13].
Ainsi, il convient de reconstituer la manière dont les autorités
laïques et
ecclésiastiques définissent les frontières respectives de leur domaine
et le
déplacement de celles-ci au gré des débats et évolutions politiques.
Loin
de se limiter seulement à la
nomination des grands ecclésiastiques par le pouvoir ou aux grandes
figures des
ecclésiastiques ministres, ce dossier, consacré aux relations entre
clergé et
politique, veut souligner la richesse de ce thème et rappeler que le
clergé est
un acteur majeur de la politisation. Ceci explique la période choisie.
Du XVIe siècle
des guerres de Religion jusqu’à la Séparation de 1905, le clergé est
une force
sociale et politique affirmée qui autorise une lecture proche et
continue. La
tenue régulière d’élections et la chronologie des régimes au XIXe
siècle sont
importantes, mais des problématiques les traversent, comme le souligne
Yves Déloye.
Ainsi, sur ces quatre siècles, des questions communes apparaissent et
permettent une lecture nuancée et comparée des rapports du clergé au
politique.
Enfin, malgré de brèves incursions en territoires britannique et
hollandais au
sujet du tyrannicide, le dossier est centré sur la France dans un souci
d’homogénéité. L’élargissement sur l’Europe apporterait d’autres
éclairages
comparatistes, mais ouvrirait également sur d’autres problématiques[14].
Il
ne saurait être question de traiter
l’intégralité du thème dans ces contributions. Elles ont pour but
d’apporter
quelques pistes sur un sujet large, en croisant travaux d’historiens,
d’historiens du droit et de politistes. Nous tenons à remercier Jean
Garrigues
et Noëlline Castagnez de nous avoir permis d’engager ce travail.